Sculptures non conventionnelles allant de formes monumentales à des miniatures sinueuses où rien n’est laissé au hasard, les œuvres d’Aude Franjou, artiste des fibres et sculpteur née en 1975, formée à l’Ecole Supérieur d’Arts Appliqués Duperré, Paris, s’inspirent de l’architecture botanique, de la tactilité rugueuse des écorces d’arbres, des ramifications des coraux.
Ces œuvres émergent du geste physique, répété, systématique, d’une technique affinée au fil du temps qui incorpore des matériaux ruraux comme le lin et le chanvre bruts, des fibres qu’Aude Franjou piège habilement avec des fils de lin dans des nuances de rouge, jaune, bleu et blanc.
La lecture de ces œuvres vibrantes et intenses dévoile les passions et les nuances complexes des sentiments de l’artiste, qui nous invite, à travers les formes, les couleurs et les espaces, à entrer en résonance avec l’essence d’un univers créatif évocateur et inédit.
Après avoir obtenu un diplôme en histoire de l’art, vous avez complété votre formation à L’École Duperré en vous spécialisant dans l’art textile et la tapisserie. Quels aspects, techniques ou caractéristiques du tissage sont présents dans votre travail aujourd’hui ? Comment et pourquoi en êtes-vous venue à développer votre technique sculpturale personnelle hors du métier à tisser ?
L’usage du fil est la continuité entre ma formation et mon travail actuel.
Je travaille mes pièces avec une technique appelée l’enrobage. C’est une technique qui consiste à entourer une matière brute par un matériau plus affiné, plus noble. On en retrouve l’utilisation dans la corderie, dans le textile…
Pour ma part en sortant de l’école j’avais dans l’idée de travailler sur les écorces des arbres. J’ai fait une série de photos en macro, puis un carton et pour finir une tapisserie… autant dire que je perdais toutes les veines et tous les creux en un mot les reliefs des écorces même si je travaillais la couleur.
Je me suis alors tournée vers des tapisseries monochromes et j’ai commencé à travailler en volume au moyen de la technique de nœud et d’excroissance, techniques que l’on retrouve dans le travail Magdalena Abakanowicz.
Ensuite j’ai décidé de travailler avec des matériaux végétaux, naturellement le lin s’est imposé.
Pour ce qui est de la technique j’ai laissé le tissage du cadre de tapisserie, et j’ai posé mes fils au sol. Avec la tension de l’enrobage les volutes de matières sont apparues, les volumes que je cherchais étaient là. Au début, il s’agissait de toutes petites pièces, faites au fil. J’ai gagné en confiance avec le temps, et j’ai pu passer à une autre échelle.
Quelle est votre source d’inspiration ?
Je suis très inspirée par la nature qui m’entoure, les racines, les lianes, mais aussi le squelette humain, les coraux, les algues, les arbres. Je me suis demandée récemment ce qui me manquerait le plus si je devais déménager, la réponse s’est imposée : la forêt car j’habite au cœur d’un massif forestier, riche en essences, en odeurs, en paysages qui m’inspirent. De la taïga avec ses bouleaux, aux pins maritimes et les allées de sables blancs, aux chênes séculaires en passant par le chaos des rochers et leurs formes incroyables travaillées par l’érosion. Et puis l’océan toujours en mouvement et si souvent retrouvé me régénère aussi.
Le point commun entre toutes ces choses, c’est la manière dont la nature, dans son évolution prend et grandit, nous surprend par son harmonie, son esthétisme. La nature m’émerveille et m’interroge car il n’y a pas au naturel de fausse note ou si peu. Le monde dans lequel nous vivons devrait questionner chacun d’entre nous, que faisons nous et comment traitons nous ce monde vivant qui nous entoure ?
Vous utilisez une gamme réduite de matériaux pour créer vos sculptures, exclusivement de la ficelle de lin et de la filasse de chanvre. Quelles sont les qualités techniques mais surtout sensorielles et expressives que vous leur trouvez et qui vous ont amené à les adopter comme matériaux de prédilection pour votre travail ?
Aujourd’hui mon choix se porte sur le lin. J’ai choisi le lin comme support de mon travail. Est-ce une réminiscence d’images de l’enfance ? j’habitais à la campagne au printemps les champs de lin se couvraient de milliers de fleurs bleues, blanches, roses c’était magnifique. Et puis il y avait le bord de l’océan, les cordes des bateaux dans le port de la Cotinière, vivantes, mouvantes, sages ou menaçantes, prenez vous les pieds dans un paisible rouleau de corde, votre cheville cèdera mais pas la corde ! quelle robustesse. C’est émouvant l’usure d’une corde tant de fois saisie par des mains d’hommes…ou de femmes. J’utilise la filasse de lin comme “âme” de mes sculptures et la ficelle plus ou moins fine pour le travail d’enrobage. Je crée la forme en même temps que je la sculpte, je vis l’instant avec elle, mes émotions, mes réflexions traversent mon travail.
Le lin est une matière plus complexe qu’il n’y paraît. Imaginez la tige légère qui se courbe sous le vent et qui transformée devient d’une robustesse sans égale. La fibre de lin est incroyablement vivante, elle évolue selon les conditions climatiques. Au très fortes chaleurs la matière s’assouplit, devient presque tendre, tandis que l’humidité, le froid la rendent raide, rêche et dure au point de m’abîmer les mains ! Il faut alors dompter cette matière qui se rebelle et ne se laisse pas faire, rien d’inerte dans le lin.
Bien souvent, vos sculptures quittent les espaces de la galerie d’art pour s’insérer et s’intégrer dans l’espace macroscopique de la nature. Cette caractéristique de votre travail a-t-elle des points de contact, en termes conceptuels, avec le Land Art ? Vos œuvres ont-elles pour origine et sont-elles conçues pour faire partie intégrante du paysage naturel ?
Il est vrai que j’ai exposé un temps en milieu naturel . Mais plus que la nature au sens général du terme, c’était la symbiose de mon travail avec les arbres qui m’intéressait. De ce fait je ne pense pas m’être inscrite dans le mouvement du land art qui fait valoir un certain côté “éphémère”, mais le concept est intéressant et généreux. Donner à voir au plus grand nombre, magnifier la nature c’est presque une forme de spiritualité.
Depuis plusieurs années, mon travail se nourrit de la nature mais l ‘immense majorité du temps je travaille en atelier. Mes pièces sont conçues comme des morceaux de quelque chose en devenir, non pas comme un patron de couture déjà figé, mais une construction qui progresse au fil du temps. J’y passe beaucoup, beaucoup de temps. Chaque morceau vient se combiner avec le précédent, composant comme un kaléidoscope. Je compte beaucoup sur mes mains et mon imaginaire qui font du sur mesure !
Comment vos œuvres ont-elles évolué entre vos premiers travaux et vos travaux récents ? Y a-t-il un projet qui vous tient à cœur mais que vous n’avez pas encore pu réaliser ?
Après une période de sculptures assez monumentales, mes pièces avec le temps sont devenues de plus en plus intimes. Sans renier les travaux de mes débuts, je travaille aujourd’hui à une autre échelle. C’est une évolution qui m’apporte beaucoup comme un recentrage en profondeur. je ne me fixe qu’une contrainte: conserver la technique que j’ai mise au point! Comme la vie, les formes évoluent. La maturité, les expériences, l’environnement, la vie intérieure impactent mes recherches.
Après avoir travaillé des pièces très denses, très fermées,et très colorées, je travaille en ce moment des pièces tout en légèreté et en transparence, tout en blancheur. Je m’inspire des formes incroyables des coraux.
Je prépare une installation autour de ces pieces blanches, blanc qui evoquent la mort du corail. Il s’agira d’une installation pointant le réchauffement climatique. Sous les yeux des visiteurs des coraux reprendront vie le temps d’un passage lumineux.Pendant quelques minutes la lumière rendra des couleurs aux squelettes de ces animaux marins qui meurent sous nos yeux.
Rouge. Pouvez-vous nous parler de cette série d’œuvres ? Quelle en était l’idée et comment l’avez-vous développée ? Qu’est-ce qui vous guide dans le choix de la couleur de vos sculptures ?
Le rouge a été pour moi une période. J’ai décliné à l’envie ses différentes tonalités. En occident le rouge est associé à l’énergie, à l’action, à la passion. Pour certains c’est aussi la violence, le sang, la mort. J’ai souvent eu des réflexions sur cette piste. J’étais alors heurtée par les mots parfois très blessants qui accompagnaient une installation “c’est sorti d’un film gore des années 80”.
Et puis je suis partie en Corée en 2013, mais loin de dégoûter cette fois ci le rouge comme souvent en Asie était associé à la fortune, la joie, la prospérité, à une longue vie, c’est une couleur qui symbolise la filiation, l’arbre généalogique. Il en sortait quelque chose de très positif. Le rouge était mis en avant, loin de rebuter il était fêté ! Le monde est vaste!
Lorsque je choisis une couleur je vais d’abord l’explorer : sa symbolique, sa force évocatrice, sa résistance à la lumière, sa profondeur, ses nuances existent elles au naturel, ses pigments.
C’est une des raisons pour laquelle je me suis longtemps intéressée aux pigments naturels, notamment le pastel. Cette plante utilisée depuis la nuit des temps est peut être le pigment le plus ancien ayant servi à teindre les tissus avant d’être détrônée par l’indigotier et aujourd’hui par les colorants de synthèse. Mais je n’ai pas travaillé que le rouge ! le noir, le bleu, le vert, le jaune, le blanc etc. La couleur est en lien direct avec la forme que je crée et le travail de mes mains. Ici je veux mettre un nœud en valeur, ailleurs ce sera plutôt un creux. La nuance de la couleur va renforcer les pleins et les déliés comme dans une écriture. En fait, je n’utilise pas qu’une seule tonalité, mais des dizaines de nuances même quand les pièces ont l’air monochrome.
Très récemment s’est tenue l’exposition en duo « Fils Sculptés » Aude Franjou / Indra Milo. Tout en respectant les lignes de recherche personnelles, y a-t-il une vision, une suggestion ou une approche commune qui relie vos œuvres et celles d’Indra Milo ? Comment est née l’idée de cette exposition ?
Cette exposition est née d’un ami argentin qui fait vivre son atelier autour de la musique, du spectacle vivant. C’est un lieu ouvert qui explore toute forme d’expression artistique. Exposer mon travail était son coup de cœur. Il m’a rapidement présenté Indra qui est sculpteure sur bois. Elle mêle le fil à ces bois, c’est là que nous avons pu tisser des liens entre nos deux médias.
Des projets futurs ?
Y a-t-il un projet que vous souhaitez me proposer ?
■ Maria Rosaria Roseo,
Rédactrice en chef, ARTEMORBIDA Textile Art Magasine